Pourquoi le " choc PISA " n'a pas eu lieu en France

Le Monde
France, lundi 10 octobre 2016, p. 10

Pourquoi le " choc PISA " n'a pas eu lieu en France

Epinglé pour les inégalités de son système scolaire, le pays n'a pas su tirer toutes les leçons des études de l'OCDE.
PISA : ces quatre lettres font et défont, depuis plus de dix ans, les réputations scolaires des pays ou presque. Pas un discours, un raisonnement, une réforme en matière d'éducation qui ne soit introduit, aujourd'hui, sans une référence au " Programme international de suivi des
acquis des élèves " développé, à l'aube des années 2000, par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).  Un programme qui passe au crible, tous les trois ans, ce qu'ont emmagasiné au fil de leur scolarité les élèves de 15 ans.
Le Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco) s'est saisi de ces statistiques pour dresser, le 27 septembre, un tableau au vitriol de notre école. Mais c'est Xavier Darcos qui, le premier en 2008, a invoqué le " choc PISA ". Vincent Peillon en a fait, au début de ce quinquennat, le fil rouge de sa loi de " refondation ". Bref, les quatre fameuses lettres ont fini par résonner comme une référence commune. Un label; presque une norme mondiale.
Les gouvernants, et plus encore les enseignants français pointés du doigt à chaque dégringolade dans les palmarès, en savent quelque chose. Ils attendent, pour décembre, les résultats de la sixième édition de PISA, sûrs qu'elle viendra confirmer un diagnostic désormais partagé : l'école française bat des records d'injustice. Les éditions 2006 et 2009 de PISA l'avaient mis en lumière; PISA 2012 l'a confirmé : dans aucun autre pays comparable au nôtre, le fossé n'est aussi grand entre une élite aux résultats toujours meilleurs et des enfants moins bien nés, toujours plus nombreux à faire l'expérience de l'échec.
" Et après? ", interroge le parent inquiet, le citoyen qui, d'un PISA à l'autre, a fini par intégrer que, s'il y a un domaine dans lequel le système excelle, c'est dans sa capacité à accroître les inégalités. Pourquoi cette absence de sursaut ? Un petit tour dans les classes suffirait à relativiser le procès en immobilisme fait à l'école : sur le terrain, c'est à un flot incessant de réformes que les professeurs sont confrontés, comme pris au piège des alternances politiques.
Reste que la France n'a pas su, comparativement à d'autres, tirer toutes les leçons de PISA. C'est en tout cas ce que pointent les commentateurs, en saluant le " PISA s chock " qui a ébranlé l'Allemagne il y a quinze ans. " En misant sur la formation des enseignants, le renforcement de la langue et de nouveaux rythmes scolaires, le changement outre-Rhin a montré qu'une bonne politique éducative peut commencer à porter ses fruits en cinq à six ans, défend Eric Charbonnier, expert à l'OCDE. En Pologne aussi, l'électrochoc a eu lieu : de nouveaux programmes sont définis, le collège unique promu. Au Portugal, une politique d'éducation prioritaire est lancée. Le Japon et la Suisse repensent leur modèle d'évaluation.
La France, elle, peine à ouvrir les yeux. On commence par avancer des " biais " culturels, des " limites " méthodologiques; bref, on tarde y compris au sommet de l'Etat à prendre au sérieux PISA. " Les Français ne se reconnaissent pas immédiatement, ou très peu, dans les milliers de chiffres que l'OCDE, alors considérée par certains comme le temple du néolibéralisme, déverse sur eux ", se remémore Bernard Hugonnier, qui fut directeur adjoint pour l'éducation au sein de l'organisation.
Si les Français passent à côté de PISA, c'est aussi que les résultats de 2000 et de 2003 ont dressé de l'école un tableau moyen, mais acceptable. Rien qui ne pousse radicalement à se remettre en cause. " La première enquête arrive en fin de mandature, alors que la présidentielle de 2002 se profile, se souvient la sociologue Nathalie Mons. Le ministère avait pour mission de rétablir la paix sociale après les années Allègre . Dans ce contexte, on a été tenté, y compris rue de Grenelle, de relativiser l'outil. " Sa robustesse scientifique va mettre du temps à être reconnue.
L'instrumentalisation politique de PISA,surtoutaprès les résultats de 2006 (à la baisse dans quasiment tous les domaines évalués), ne convainc pas le monde enseignant, qui s'interroge : est-ce PISA qui fait bouger les lignes ou sert-elle à légitimer un mode de pilotage, de gouvernance? " Les professeurs qui s'y intéressent et ils ne sont pas nombreux ont le sentiment que l'enquête sert à justifier un peu tout et son contraire ", observe Christian Chevalier, du syndicat SE-UNSA.
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, PISA justifie le recentrage sur les " savoirs fondamentaux ", la réforme du âimaire (2007-2008) l'autonomie... Dès 2012, la gauche y puise des arguments pour justifier la scolarisation avant 3 ans, le " plus de maîtres que de classes ", sa réforme des ZEP ou des programmes . Il est vrai que l'édition 2012 crée, audelà des cercles d'initiés, une prise de conscience : en mathématiques, la France est 25e sur 65 participants. Avec 495 points, elle reste dans la moyenne, mais elle a perdu 16 points en une décennie, quand plus d'un tiers des pays ont progressé.
Connaîtraton un choc en découvrant, dans deux mois, la sixième enquête du genre ? Beaucoup en doutent. PISA, en se focalisant sur trois champs de compétences compréhension de l'écrit, culture mathématique, culture scientifique ne se risque pas à réveiller les " passions " françaises que sont l'orthographe et l'histoire. Mais le principal frein tient plus à l'histoire de notre école prétendument pour tous, dont on accepte depuis toujours qu'elle classe et trie. " Les résultats de PISA sont mauvais pour les élèves en difficulté, moyens pour la masse, mais le haut du panier, les enfants bien nés qui
réussissent dans et par l'école, ne sont pas inquiétés, résume l'historien Claude Lelièvre. On s'en émeut par principe, mais beaucoup s'en satisfont dans les faits. " Une " préférence pour l'inégalité " invoquée, aussi, par le sociologue François Dubet.
"Dans notre société, les politiques sont un des rares groupes professionnels à ne pas être jugé très précisément sur leurs résultats " ,reprend la présidente du Cnesco, Nathalie Mons, pour qui le " sursaut " ne peut venir que d'une " analyse assumée des responsabilités " . D'un changement de culture politique, en somme, et non d'une mise en cause des acteurs de l'école.
Mattea Battaglia