10 octobre 2015

La psychologisation de la difficulté intellectuelle, obstacle à la démocratisation scolaire, Jean-Pierre Terrail

N’étant ni pédagogue, ni didacticien, mais sociologue, je ne procèderai pas ici par énoncés normatifs dérivés de jugements a priori concernant le bien et le mal en matière éducative. Mes propositions sont issues de l’observation de situations de classe et de pratiques d’enseignement, observation qui prend place dans une recherche sur les mécanismes producteurs d’inégalités scolaires . Pour autant, je ne viens pas plaider ici pour une interprétation sociologique de activités scolaires qui méconnaîtrait leur dimension psychologique. Je viens plaider pour la reconnaissance, le respect et la revalorisation de la dimension proprement intellectuelle des processus d’apprentissage.

Ce plaidoyer s’enracine dans le constat récurrent d’une tendance forte et diffuse à la psychologisation des processus d’apprentissage, notamment de la part des enseignants, mais tout aussi bien de la part de l’institution scolaire elle-même à travers ses modes ordinaires de gestion de la difficulté d’apprentissage. Cette psychologisation fait obstacle à la démocratisation scolaire dans la mesure non pas nécessairement où elle serait porteuse d’une mésinterprétation des situations d’apprentissage considérées, mais où, en focalisant l’attention sur ce qui s’y joue dans l’ordre du psycho-affectif, elle favorise la méconnaissance de leurs enjeux cognitifs et didactiques. Mon intervention, en ce sens, est un appel à se défier de la propension à rendre compte de toute la réalité à partir d’un point de vue disciplinaire donné. Ce n’est pas parce qu’une situation a une face psychologique incontestable qu’elle peut y être réduite.


Cet appel implique, si cela peut rassurer sur mes dispositions à l’égard de la psychologie, la même vigilance épistémologique à l’égard du sociologisme. Ce qui fait pendant, ici, à l’interprétation psychologiste des difficultés d’apprentissage, c’est leur imputation aux spécificités culturelles et langagières des classes populaires, pour autant que l’échec scolaire soit massivement le fait de ces dernières. Je pense bien sûr à la thèse fameuse du « handicap socioculturel ». Or autant l’avantage scolaire que les « héritiers » tirent de la culture de leur socialisation familiale est une réalité validée par de multiples recherches, autant l’explication des difficultés d’apprentissage par les « déficits » culturels et langagiers des classes populaires est une démarche douteuse. Il y a là quelque tour de passe-passe : faire comme si l’avantage sociologiquement avéré des uns (les enfants d’intellectuels) suffisait à démontrer l’incapacité des autres (les enfants d’ouvriers) à entrer normalement dans la culture écrite, ou même suffisait à expliquer leurs difficultés d’apprentissage, est un abus de pouvoir épistémologique.


Il est pourtant très fréquent que les difficultés d’apprentissage du lire-écrire au CP soient imputées aux usages langagiers propres aux milieux populaires : prononciation inadéquate, faible attention de façon générale à la qualité formelle des énoncés ainsi qu’à la dimension proprement phonique de l’énonciation, lexique plus circonscrit. Il est clair que les propriétés inverses facilitent l’entrée dans le lire-écrire : on enregistre plus facilement l’orthographe de « table » si on prononce en entrant à l’école « table » plutôt que « tab ».


On peut en déduire facilement que la vocation principale de la pré-scolarisation en maternelle doit consister, en tout cas s’agissant des élèves des milieux populaires, à développer leurs ressources langagières : attention aux sons, correction syntaxique des énoncés, élargissement du vocabulaire . C’est là, de fait, la ligne de la politique ministérielle en France depuis la deuxième moitié des années 1980 . Cette ligne politique a eu des résultats pour le moins modestes : à la sortie de l’école primaire, selon une étude de la Direction des études et de la programmation du MEN, la maîtrise moyenne de la langue écrite n’a connu en France aucune amélioration entre 1987 et 1997. Ce qui, alors même que l’intérêt de contribuer à l’école maternelle au développement langagier des enfants est peu contestable, peut se comprendre.


D’une part en effet cette attitude qui consiste à imputer la réussite des « héritiers » aux ressources langagières qu’ils tiennent de leur milieu social, et à en conclure à la nécessité de développer celles des élèves moins favorisés, oublie d’interroger la nature et la genèse des ressources des premiers. Pourquoi parle-t-on mieux dans les milieux favorisés ? Et d’abord qu’est-ce que parler « mieux » ? Il suffit de poser la question pour deviner la réponse : les énoncés du « beau parler » sont plus proches des canons lexicaux et syntaxiques de la langue écrite ; le beau parler est un effet de contamination des usages oraux par la familiarité entretenue avec la langue écrite, familiarité qui fait la différence des classes sociales favorisées, en raison à la fois de la scolarisation prolongée et des pratiques professionnelles de leurs membres.


Si l’on préfère, c’est l’entrée dans la culture écrite qui modifie les pratiques langagières, énoncés oraux compris. Comme c’est l’entrée dans le lire-écrire qui induit une rectification rapide des tâtonnements et des petites erreurs de langage si fréquentes et normales à 5-6 ans, qui permet d’élargir et de préciser son vocabulaire, et d’entrer progressivement dans ce rapport distancié et objectivant aux usages langagiers qui est celui de la compréhension des codes syntaxiques. Croire que l’école maternelle va faire bien parler pour qu’on apprenne bien à lire renverse ce processus.


D’autre part cette attitude conduit du même coup à occulter la responsabilité, dans les difficultés d’apprentissage du lire-écrire, des procédures qu’on emploie à cette fin, puisque l’explication de ces difficultés est toute trouvée : si l’enfant lit mal c’est qu’il parle mal, et l’école n’y peut pas grand-chose puisque c’est de famille. Autrement dit : face aux difficultés massives aujourd’hui d’entrée dans le lire-écrire, faut-il renforcer la pratique de la langue à l’école maternelle (ce dont personne ne conteste l’intérêt, répétons-le), ou faut-il surtout interroger l’efficacité de la méthode mixte qui règne aujourd’hui en maître dans nos CP ?


Faut-il souligner, enfin, que mettre en cause le psychologisme n’est pas mettre en cause l’intérêt de la psychologie scolaire ? C’est évidemment la totalité du sujet humain qui est engagée dans les activités d’apprentissage, et il arrive que ce qui se joue sur le registre du psycho-affectif fasse effet de blocage des capacités d’attention et d’intellection de l’élève, à partir de situations familiales particulièrement traumatisantes, voire d’interactions mal nouées entre les maîtres et les élèves. Il est clair qu’il existe à l’école des enfants en difficulté, que les maîtres peuvent souvent difficilement aider, faute de temps et de compétences. Mais le problème que je pose ici n’est pas celui-là : c’est celui des élèves en difficulté, dont le nombre excède considérablement celui des enfants en difficulté . Et ce que je mets en cause, c’est précisément l’identification des élèves en difficulté à des enfants en difficulté. Car d’imputer trop hâtivement la difficulté d’apprentissage à des troubles psychiques détourne le maître de l’attention qu’il devrait porter à sa dimension proprement intellectuelle, et l’empêche ainsi d’apporter la solution qu’elle appelle.


En première illustration des mécomptes induits par le psychologisme j’évoquerai le recours incessant à la « motivation » des élèves, cette notion fourre-tout utilisée pour identifier des situations et des comportements très variés, et qui masque la réalité tant des processus psychiques que des processus intellectuels qui y sont à l’œuvre. Ainsi de ces élèves de collège dont l’apparent manque d’appétence pour les savoirs scolaires est considéré comme le ressort de comportements de retrait, de fuite, ou de rejet ostensible et peu civil de l’institution et de ses protagonistes. Les enquêtes menées par mon laboratoire auprès des intéressés montrent qu’il s’agit systématiquement d’élèves qui se trouvent en échec dans les apprentissages scolaires depuis le CP. Leur « démotivation » a une histoire : eux aussi sont entrés à la grande école désireux de devenir grands, et pour cela d’apprendre à lire-écrire-compter. Et c’est l’impossibilité où ils se sont trouvés d’y réussir qui les a découragés : qu’ils manifestent huit, neuf ou dix ans après quelque agacement et fassent savoir que les raisins sont trop verts ne saurait vraiment surprendre. On voit bien ici aussi que si la « motivation » est le dernier mot de l’affaire, la solution est effectivement à chercher du côté des pratiques de « remotivation », voire de « relaxation » (ça paraît très tendance), ou du côté d’un renforcement de l’instruction civique et de l’inculcation du « respect », etc. Par contre si la perte de motivation procède elle-même d’un ratage des apprentissages élémentaires, la seule question qui se pose est d’améliorer la réussite de ces derniers. Mais sans doute est-il plus facile de faire faire du yoga ou d’imposer un cours d’instruction civique que de remettre en cause la façon dont on apprend à lire…


L’obsession de la « motivation » des élèves et son instauration en ressort essentiel des apprentissages se trouve plus largement, et bien au-delà du cas des adolescents en voie de déscolarisation, au principe des conceptions pédagogiques aujourd’hui dominantes, pour lesquelles il s’agit à l’école élémentaire, selon le précis de réflexions pédagogiques récemment publié par un instituteur, « d’encourager sur n’importe quoi pour donner confiance » à l’élève. C’est une tout autre posture éducative que celle qui considère que : 
1/ sauf une petite minorité tous les enfants arrivent à l’école élémentaire avec grande envie d’apprendre 2/ la difficulté intellectuelle est incontournable 3/ l’affrontement à la difficulté intellectuelle, bien conduit, peut quasiment toujours réussir (s’agissant en tout cas de l’acquisition des bases de la culture écrite, le lire-écrire-compter) 4/ l’effort intellectuel requis et son aboutissement sont la plus grande source possible de plaisir à l’école 5/ son échec est source d’un découragement rapide et durable 6/ la meilleure contribution que l’institution scolaire puisse apporter au bien-être psychique des élèves consiste par conséquent à assurer une conduite efficace des apprentissages cognitifs. A l’appui de cette seconde posture, de grandes enquêtes menées aux Etats-Unis indiquent que les pédagogies « explicites », qui sont les plus efficaces pour ce qui est des apprentissages cognitifs, le sont aussi au plan psychologique : ce sont elles, et non les pédagogies de « l’épanouissement » ou de la « motivation », qui renforcent le mieux la confiance en soi des élèves et la satisfaction éprouvée dans l’activité scolaire .


Un autre exemple de psychologisation de la difficulté intellectuelle que nous observons de façon récurrente dans la pratique des maîtres à l’école élémentaire est le suivant. Quand un enfant se trompe, donne une réponse inexacte, répond à côté, etc., la réaction première du maître est guidée par son souci de protéger la psyché de l’intéressé, de ne pas le décourager, a fortiori de ne pas le culpabiliser : « non, ce n’est pas tout à fait ça, mais ce n’est pas grave, tout le monde peut se tromper, moi le premier ça m’est encore arrivé tel jour, etc. ». A la suite de quoi le maître donne la bonne réponse : « voilà, c’est cela qu’il fallait répondre », et dans le meilleur des cas le maître reprend alors l’explication qu’il avait déjà proposée et qui n’avait apparemment pas été comprise. Il ne s’agit évidemment pas ici de reprocher au maître son humanité. Le problème posé par cette attitude pédagogique, c’est qu’en rabattant la situation (l’erreur commise par l’élève) sur sa dimension psychologique, et en se contentant de rectifier la réponse erronée, le maître n’interroge pas ce qui bloque la réflexion de l’élève et ne se donne dès lors pas les moyens de dépasser l’obstacle cognitif. Rien en effet ne sert de mettre la vérité à la place de l’erreur : encore faut-il donner à l’élève les moyens de se l’approprier, ce à quoi la répétition d’une explication qui ne s’est pas avérée efficace une première fois a peu de chances d’aboutir. La réexplication ne sera efficace que si le maître a lui-même compris le processus mental à la source de l’erreur de l’élève, et en tient compte : mais on est là sur un tout autre registre que celui de la psychologisation de la difficulté intellectuelle.

Intervention au Congrès des psychologues scolaires, Lille, 2005, cf. Le Journal des psychologues, n° 236, 2006.

Mis en ligne sur le site Démocratisation scolaire.

1 octobre 2015

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités », Marie Duru­Bellat

« En France, l’école laisse s’accroître les inégalités »
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 01.10.2015 à 14h51 • Mis à jour le 01.10.2015 à 17h05 | Propos recueillis par
Séverin Graveleau

Marie Duru­Bellat est sociologue, professeure émérite à Sciences Po Paris et chercheuse à
l’Observatoire sociologique du changement. Spécialiste des inégalités dans le système scolaire, son ouvrage L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil) avait fait grand bruit en 2006. Avec le sociologue François Dubet, elle a signé en cette rentrée 2015 10 propositions pour changer d’école (Seuil). L’une de ces propositions vise à «bâtir une école plus juste».